La question n’est pas de savoir pourquoi une institution comme l’Académie Jan van Eyck ne veut pas s’intégrer dans « l’université ». La première et véritable question que l’on doit poser est la suivante : comment se fait-il qu’une telle question vienne à l’esprit ? D’où vient cette question ? Car il n’est pas du tout évident que soit posée la question d’une éventuelle fusion entre des instituts comme l’Académie Jan van Eyck et l’université. Cependant, le ton assuré, presque arrogant, sur lequel on pose parfois cette question, laisse présager qu’il en est autrement. Dans ma contribution, je vais dépeindre les causes profondes de cette demande de fusionnement ou même d’absorption.
Sans doute apparaît-il déjà clairement que, dans ce texte, la relation entre l’université et des instituts comme le Jan van Eyck sera posée en termes antagonistes. Ce n’est qu’en seconde instance que je veux échanger cette approche « négative » contre une positive, autant pour ce qui est de l’évaluation du « travail » d’instituts comme le Jan van Eyck, qu’en ce qui concerne une éventuelle collaboration entre les instituts comme le Jan van Eyck et d’autres institutions, entre autres l’université.
Positionnement
Avant de dépeindre la relation entre l’université et l’Académie Jan van Eyck, je dois d’abord présenter cette dernière. L’Académie Jan van Eyck, situé à Maastricht (Pays Bas) est un institut pour la recherche et la production dans les domaines des arts plastiques, du design et de la théorie. L’Académie Jan van Eyck offre la possibilité, aux particuliers comme aux institutions, de soumettre des propositions de recherche ou de production – c’est le caractère réceptif de l’institut. En tant que residency center, le Jan van Eyck offre, sur mesure, les conditions artistiques et techniques et l’équipement qui sont nécessaires. L’institut développe également des contacts avec des partenaires externes, de sorte que ces projets de recherche ou ces productions puissent être réalisés. De plus, le Jan van Eyck conçoit lui-même des projets de recherche qui sont réalisés par des chercheurs internes et des chercheurs spécialement recrutés à cet effet, et aussi éventuellement en collaboration avec des partenaires externes – c’est le caractère proactif de l’institut.
Dans cette description sommaire du positionnement du Jan van Eyck, les termes « recherche » et « production » ont été employés plusieurs fois. La recherche et la production sont en effet les tâches essentielles du Jan van Eyck. En plus, il convient de nommer deux autres tâches qui en découlent : la présentation et la discussion. Le Jan van Eyck est un institut « ouvert » qui présente les projets de recherche et les productions en cours et finalisés, et qui les met en discussion. Cette ouverture est une chose importante, non seulement pour le monde extérieur proche et lointain de l’institut, mais d’abord et surtout pour le Jan van Eyck lui-même : un feed-back externe sur les recherches et les productions a un effet positif sur ces projets. C’est là l’enjeu de l’attitude ouverte qui caractérise le Jan van Eyck à chaque niveau de l’organisation. [1]
Bolognaise
La demande de collaboration entre l’école des beaux-arts et l’université, entre les instituts comme le Jan van Eyck et l’université, a une histoire. La dernière décennie a été particulièrement agitée dans le domaine spécifique du rapport entre l’université et les « autres » instituts. En résumant on peut dire qu' en Flandre les écoles des beaux-arts se sont d’abord laissées absorber par les coupoles de l’enseignement supérieur et ensuite, ces coupoles et les quelques écoles autonomes se sont associées à une université « de leur choix ». Et maintenant, les universités, les coupoles de l’enseignement supérieur et les départements des beaux-arts travaillent à l’introduction de la structure Bachelor-Master. La formation des artistes se clôturera donc aussi par l’obtention des titres de Bachelor et Master. L’acte final de cette opération consistera dans le développement d’un programme pour décerner à des artistes le titre de Docteur. Et c’est à ce niveau-là – le niveau Doctorat – que l’Académie Jan van Eyck pourrait jouer un rôle en tant qu’institut post-diplôme.
L’argument suivant, souvent employé pour légitimer la structure Bachelor-Master, est éloquent : grâce à cette structure, toutes les personnes qui obtiendront ces titres seront en possession d’un diplôme équivalent. L’équivalence des diplômes et l’interchangeabilité des parties de la formation sont les mots d’ordre avec lesquels les partisans de la structure Bachelor-Master-Doctorat légitiment leur expédition. Les connaissances sont quantifiées ; les diplômes sont une liste d’unités de valeur. Une unité de valeur vaut autant en Flandre qu’en Écosse. On peut suivre une formation Master en Irlande avec un diplôme de Bachelor aux Pays-Bas. Les unités de valeurs, les cours, les formations et les diplômes sont équivalents et interchangeables. Est-ce que cela vaut aussi pour l’art ? Il est évident que tout le monde veut que les dentistes ou les médecins disposent des mêmes compétences. Nous voulons aussi qu’un comptable à Stockholm travaille selon les mêmes règles que son collègue à Milan. C’est pour cette raison que l’université fixe des termes finals objectifs et quantifiables. L’évaluation pendant et à la fin de la formation a pour résultat une addition d’unités de valeur. Un titre (Bachelor, Master, Docteur) scelle tout le parcours d’études supérieures. Voulons-nous aussi cette équivalence ou même cette égalité pour les artistes ? Il se peut qu’il y ait des modules de formation, dans les départements des beaux-arts, qui puissent être traités quantitativement ou qui puissent être évalués de manière uniforme, mais n’est-il pas vrai que le travail dans l’atelier ne s’y prête absolument pas ? Cela n’a aucun sens de donner des « points » à une œuvre d’art ou à un processus de création ! Une approche uniforme et quantifiable n’apporte aucune valeur ajoutée pour les départements des beaux-arts. Au contraire, une telle approche peut causer la perte du « caractère unique » du travail des départements des beaux-arts.
Pourquoi les artistes devraient-ils devenir « Bachelors », « Masters » ou « Docteurs » ? Une question rhétorique qu’il me plaît de faire suivre d’une semblable question de Jon Thompson, artiste et théoricien : « Pourquoi un artiste choisirait-il de retourner à l’université ou à l’Académie des beaux-arts pour 6 ans afin d’obtenir un doctorat ‘pratique’ ? » Une question à laquelle je n’ai reçu, jusqu’à présent, qu’une réponse tautologique. La réponse est que les écoles des beaux-arts ont besoin de « Docteurs » pour donner aux étudiants une formation « Bachelor » et « Master ». Une inversion qui témoigne d’une paresse intellectuelle démesurée ! Une autre réplique, encore plus inquiétante que la précédente, est que l’universitarisation de l’enseignement des arts plastiques « ne peut pas faire de mal » - en témoignent les pays où cette universitarisation est la plus poussée, par exemple en Grande-Bretagne. Jon Thompson s’oppose à cette thèse en termes très clairs. Voici ce qu’il écrit au sujet de la situation en Angleterre : « Avec les départements des arts alliés aux universités et les universités qui règlent l’enseignement des beaux-arts, ce sont nous, les praticiens, qui sommes le dos au mur et ce sont les valeurs que nous pratiquons qui sont remises en question. » La réponse à la question de savoir pourquoi un institut comme l’Académie Jan van Eyck ne veut pas s’intégrer dans le système universitaire, est déterminée, dans une très large mesure, par ce qui précède. Le choix pour l’indépendance est, en premier lieu, un refus d’adopter les cadres (normatifs) fabriqués dans l’université. On doit refuser les normes universitaires tout simplement parce qu’elles n’ont rien à voir avec la pratique de la création artistique, et il est même probable qu’elles exercent une influence néfaste sur l’art. Non seulement la standardisation universitaire, mais toute forme de normalisation ou de formatisation doit être refusée. Et ce refus des formats s’applique à tous les aspects de l’art, ceux se rapportant à la recherche comme ceux se rapportant à la production. En ce qui concerne la recherche, parce que le Jan van Eyck ne se limite pas, par exemple, à une méthodologie établie d’avance. En ce qui concerne la production, parce que le Jan van Eyck n’exclut aucune forme de production (et elle n’établit pas non plus d’avance un type de production comme la thèse de doctorat). Le refus d’adopter les systèmes normatifs existants implique que les titres qui les accompagnent (Bachelor-Master-Docteur) sont rejetés. L’Académie Jan van Eyck ne délivre aucun diplôme.
Devant le miroir
Le gros problème est que les institutions des arts plastiques ne se sont elles-mêmes guère montrées capables de mettre le doigt sur ce qu’est leur « travail ». Pendant toute cette période, allant de l’inclusion des écoles de beaux-arts dans les coupoles de l’enseignement supérieur à l’introduction de la structure Bachelor-Master, un silence assourdissant régnait dans le monde des arts et des écoles des beaux-arts. Il n’y a pratiquement pas eu de protestations, malgré les difficultés que rencontrent les écoles des beaux-arts : c’est avec peine qu’elles arrivent à maintenir ou à développer leur projet pédagogique et les restrictions financières ou les économies les mettent au supplice. De même, la description positive de la spécificité de la création artistique et les rencontres avec des artistes n’ont pas eu lieu. Ce n’est pas tout à fait inexplicable : car il n’est pas facile, loin de là, d’indiquer la spécificité de l’art, de l’enseignement des arts et de la recherche dans l’art. Dans cette contribution, je veux faire un essai de description de ce dernier aspect – la recherche dans l’art. Je l’ai fait jusqu’ici en termes négatifs – l’art comme une pratique qui est en porte-à-faux avec la formatisation, la normalisation, la standardisation et la quantification. Dans ce paragraphe, je veux me risquer à le définir en termes positifs.
Qu’entend-on par le terme « recherche » dans le sous-titre de l’Académie Jan van Eyck ? Ce terme « recherche » indique que l’institut offre de l’espace et du temps pour se détacher des processus et des résultats acquis et explorer de nouvelles voies qui peuvent conduire à des résultats insoupçonnés. La recherche est la phase qui précède la réalisation d’un projet artistique. Avec « recherche », on attire l’attention sur le caractère essentiellement discursif (de la création) de l’art. On entend par discursif : la réflexion que l’artiste mène avec lui-même et avec les autres, ceux qui sont de son avis et ceux qui ne le sont pas, avec la tradition et avec l’actualité. L’art est essentiellement déterminé par cette intervention discursive, mais cela ne signifie pas nécessairement que l’artiste en question en a entièrement ou même un peu conscience, ou qu’il veut en avoir conscience. Un institut comme le Jan van Eyck indique avec le terme « recherche » non seulement que l’art a été négocié par la discussion, mais il offre également un podium pour mener cette discussion et il le rend aussi public. L’institut déploie une multiplicité de pratiques dans ce sens-là : des entretiens individuels dans le studio, des conférences, des bavardages dans les couloirs, des présentations, des séminaires et des débats, et ainsi de suite. Le Jan van Eyck est, dans ce sens-là, non seulement une plate-forme pour la discussion, mais il appréhende cette discussion d’une manière consciente et réflexive. Si chaque forme d’art (ou de pratique de l’art) est négociée de manière discursive – avec la médiation d’intentions, de pensées, de philosophies conscientes ou non, ou explicitées ou non -, il est question alors, dans un institut de recherche comme le Jan van Eyck, d’une forme poussée de discursivité réfléchie. C’est précisément sur cela que le terme « recherche » attire l’attention.
Plusieurs remarques sont ici à leur place, au sujet de cette description de ce que « fait » le Jan van Eyck. La remarque la plus importante est que la négociation discursive de l’art est par définition « sans fin ». C’est une illusion de croire que la discursivité peut être pratiquée jusqu’à épuisement, et qu’avec le discursif, on a tout dit sur l’œuvre d’art ou sur l’art. Avec le discursif de l’art, on rend compréhensif le fait que l’art est un domaine – en principe infini – de production de significations et d’intersubjectivité (et donc aussi de « collaboration »). L’infinitude et l’intersubjectivité, il faut porter ces termes sous le dénominateur « faillibilité ». C’est cette faillibilité que les instituts comme le Jan van Eyck doivent réaliser.
Avec le terme « recherche » comme je l’ai décrit, j’ai indiqué l’activité centrale du Jan van Eyck. Cette activité est si spéciale qu’elle mérite une place à elle. La manière dont un institut comme le Jan van Eyck réalise cette activité, ne met que plus en évidence sa spécificité. Le principe de l’accompagnement et de l’apport de toutes facilités pour les projets de recherche, est qu’il n’y a pas de « bon » modèle pour régulariser cette approche. Pour chaque projet, un parcours est défini par le(s) personne(s) concernée(s) – chercheur(s) interne(s) et/ou externe(s) ; partenaire(s) à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Le pluralisme et l’hétérogénéité, pour ce qui est de la recherche comme des productions, sont les seuls termes qui rendent justice à Jan van Eyck. [6] Pluraliste, parce que plusieurs disciplines se rencontrent. Hétérogène, parce que les projets de recherche occupent des domaines aux contenus très différents. L’institut se met cependant activement à la recherche de liaisons transversales et de croisements entre les projets montés dans l’Académie.
Le Jan van Eyck est un institut « ample », et cette « ampleur » précisément forme une garantie pour des liaisons transversales. Le Jan van Eyck est une structure flexible, maniable de la manière que Bart Verschaffel décrit dans un essai sur l’art et la recherche : « (…) l’art [est devenu] l’un des rares lieux où l’on travaille à la signification et à la représentation – en plus de bien d’autres aspects – avec une relative intensité, avec le sens de l’urgence, et avec un peu de liberté ou d’autonomie. Cela semble être la principale raison – ou aujourd’hui, peut-être même la seule – d’accorder un (grand) intérêt social à l’art. Et l’on doit considérer cet intérêt social isolément de la qualité artistique éventuelle des travaux ou des œuvres : l’art mauvais peut aussi faire du travail. L’intérêt social et la pertinence culturelle de l’art ne peuvent pas (plus) être évalués selon la mesure dans laquelle un public peut mieux s’approcher de produits culturels élevés, mais selon le sérieux et la qualité du travail artistique et du traitement réflexif et critique ».
…quand même ensemble?
La citation tirée du texte de Bart Verschaffel résume en fait tout le paragraphe sur la spécificité des instituts comme le Jan van Eyck. Si je cite également la phrase la précédant, la citation embrasse à peu près tout le texte. Cette phrase dit en effet : «Les institutions qui, traditionnellement, gèrent le Savoir, comme les institutions universitaires, réagissent en général de manière extrêmement lente et continuent de travailler dans les sciences « humaines » avec des cartes géographiques et des classements de terrains datant du 19ème siècle. Dans ce contexte, l’art est devenu l’un des… ». [8] Une définition antagoniste qui rejoint ma première détermination négative.
Les différences entre l’université et l’école des beaux-arts, entre l’université et un institut comme le Jan van Eyck, paraissent évidentes. Ce sont précisément ces différences qu’il faut apprécier. Ce qui signifie donc qu’il faut les maintenir !
Partant de la constatation et de l’appréciation des différences, on peut toutefois poser ouvertement la question de savoir si ce ne serait pas intéressant que les deux sortes d’instituts en viennent à collaborer. (Pour plus de sûreté, j’ai recours à une formulation « négative » de la question.) Si cette collaboration se fait par projet, et si elle part des points forts des deux partenaires, et si elle prend forme sur la base d’une appréciation, par les deux partenaires, des différences entre eux, je défendrai alors cette collaboration de la manière la plus affirmative.
Koen Brams
Notes
[1] Vous trouverez de plus amples informations sur le Jan van Eyck sur le site Internet : www.janvaneyck.nl (en anglais).
[2] Pour une analyse de la situation en 1994, voir : Koen Brams & Dirk Pültau, Meester in de kunst. Problemen en uitdagingen in het hoger kunstonderwijs in Vlaanderen,
(Problèmes et défis dans l’enseignement supérieur des arts en Flandre), dans : De Witte Raaf, no 50, juillet-août 1994.
[3] Jon Thompson, A Case of Double Jeopardy, (Un cas de double péril), dans : Antonia Payne (sous la dir. de), Research and the artist. Considering the Role of the Art School, (La recherche et l’artiste. En considérant le rôle de l’école des Beaux-Arts), University of Oxford, Oxford, 2000, p. 35.
[4] Ibid., pp 38/39.
[5] Tim Marshall & Sidney Newton, Scholarly Design as a Paradigm for Research Grounded in Practice, (Design universitaire comme un paradigme pour la recherche fondée sur la pratique), School of Design, University of Western Sydney, NSW Australie: « Design inquiry might therefore be described in terms of reflective practice itself: as a conversation with the situation where understanding the back-talk form the situation is essential to the process of inquiry itself ». (« La recherche dans la création peut, par conséquent, être décrite en termes de pratique réflective : comme une conversation avec la situation où la compréhension de l’impertinence venant de la situation est essentielle au processus même de la recherche. »)
[6] Au sujet de l’hétérogénéité, voir ma contribution Interdisciplinariteit, heterogeniteit (Interdisciplinarité, hétérogénéité) dans : Rutger Wolfson (sous la dir. de), Kunst in crisis, (L’art en crise), Prometheus, Amsterdam/De Vleeshal, Middelburg, 2003.
[7] Bart Verschaffel, Onderzoek: over kunst als kennisvorm, (Recherche : sur l’art comme forme de connaissance), dans : Bert Balcaen, Wouter Davidts, Lieven De Boeck, Dieter De Clercq, Tijl Vanmeirhaeghe (sous la dir. de), B-sites. Over de plaats van een kunst- en onderzoekscentrum te Brussel, (Sites B, au sujet de l’emplacement d’un centre d’art et de recherche à Bruxelles), Bruxelles, 2000, p. 51.
[8] Ibid.
Koen Brams est directeur de l’Académie Jan van Eyck. Il est rédacteur de Encyclopedie van fictieve kunstenaars, (Encyclopédie d’artistes fictifs) (Nijgh & van Ditmar, Amsterdam, 2000; Eichborn Verlag, Francfort, 2002).