« La recherche, considérée comme espace de liberté et de création, ... doit rester une terre de jeu et d'aventure où s'exprime le goût du risque et de la contestation » Pierre Joliot 2
Parmi les missions fixées par le décret du 27 décembre 2002, relativement aux écoles nationales supérieures d'art, l'article 2 stipule : « la conception et la mise en oeuvre des recherches dans les différents champs artistiques » ainsi qu'à l'alinéa 3 : « la valorisation des recherches engagées par l'établissement ». Aujourd'hui nous demandons que toutes les écoles d'art ayant mêmes compétences et préparant aux mêmes diplômes, aient même statut et donc que la recherche soit inscrite à leur actif. S'il est inutile de revenir sur la légitimité de ce que le ministère a déjà avalisé et le premier ministre signé, il est encore nécessaire de montrer combien le développement de la recherche est essentiel au dynamisme des écoles, aux échanges avec les autres domaines de recherches visités par les artistes, au rayonnement de la formation artistique française à l'étranger. Un certain nombre d'écoles a déjà lancé des programmes de recherche post-diplômes à l'intention des étudiants désireux de poursuivre leur travaux en intelligence avec une équipe d'enseignants. Des DEA et des DESS sont menés conjointement par des écoles et des universités qui ont passé des accords de coopération. Afin de mettre en oeuvre le décret, cité ci-dessus, des commissions d'évaluation, dont les membres sont élus par le corps enseignant, rapportent sur les projets de recherche qui accompagnent les demandes de congé pour études et recherches de leurs pairs. Un conseil scientifique, composé majoritairement de personnel administratif a été mis en place au ministère pour traiter des questions afférant à la recherche : du contenu des appels d'offre à l'élaboration des critères d'évaluation des « rendus ». On regrette de connaître trop peu les travaux de ce conseil ; les communiqués de l'administration transitant par la voie hiérarchique ne parviennent pas toujours aux enseignants ou étudiants concernés. Donc des dispositifs existent, des projets sont menés, des pôles spécifiques de nouvelles technologiques sont créés mais ce sont encore des cas trop isolés ou mal connus qui souffrent d'un défaut de croissance dû à leur marginalité en dépit des efforts déployés. Il manque des courroies de transmission permettant de décupler les énergies déjà engagées dans le processus.
A côté de la recherche scientifique et universitaire, la recherche artistique a sa place ; la seule question est : quelle place veut-on lui donner ? Veut-on la restreindre à quelques ateliers résidences et des post-diplômes non-diplômant, faute de pouvoir se réclamer du livre 7 du code de l'éducation relatif aux établissements d'enseignement supérieur 3, ou développer une politique de recherche déjà amorcée dans les écoles, grâce à la mobilisation des enseignants et des étudiants, et faire figurer la création artistique parmi « les acteurs de la recherche » entre lesquels la coopération est déjà préfigurée dans le Projet de loi sur la recherche, présenté par Gilles de Robien et François Goulard ministre délégué à la recherche 4.
N'oublions pas non plus que beaucoup d'écoles sont en centre ville, d'autres sur des campus, qu'elles ont une politique d'expositions intra et extra muros, de conférences et de colloques ouverts au public, développent des partenariats avec des établissements privés et publics pour des projets articulant l'art à la vie sociale ; les écoles sont donc des foyers d'activités et d'initiatives artistiques dans l'espace urbain. Si les musées satisfont en partie un désir d'art de la population, ils n'offrent qu'une reconnaissance tardive de recherches négligées de leur temps. Robert Filliou disait de l'art que c'était un gros mot, il lui préférait « recherches poétiques ». De l'un à l'autre on passe d'oeuvres consacrées à des explorations actuelles, de la possession à l'aventure, de l'accumulation sécurisante à la passion du risque
Compte tenu des écarts dont s'autorisent les démarches artistiques par rapport aux normes, linguistiques, sociales, politiques autant que techniques, eu égard aux torsions qu'elles font subir aux modèles dont la pertinence est vérifiée, on ne cesse d'hésiter de prendre la création artistique au sérieux. Et pourtant n'est ce pas le jeu qui est fécond et l'orthodoxie scientifique suspecte quand on sait qu'elle servira l'efficacité, c'est-à-dire la rentabilité - l'obsession des instances de contrôle - ? Dernièrement interrogé sur la recherche Pierre Joliot mettait en garde contre le stakhanovisme de l'évaluation qui finit par absorber le temps de la recherche et obérer l'esprit de risque. Met-on les artistes en compétition, demandait-il ? Un peintre a-t-il jamais pensé que son coup de pinceaux serait meilleur que celui d'un autre ? 5 Et le physicien qui ne craignait pas d'écorner quelques idées reçues, déclarait sur les ondes : « Je pense qu'une certaine dose d'ignorance est nécessaire à la création. Si on est trop compétent on rejette a priori un certain nombre d'expériences qui peuvent apporter des percées nouvelles et on a évidemment de très bons arguments pour expliquer pourquoi ça ne marchera pas. Quand on a un minimum d'ignorance on a plus de chance de tomber sur quelque chose d'original.
Si vous organisez une évaluation trop dense, trop serrée: vous supprimez les plus mauvais mais vous éliminez aussi les mutants c'est à dire ceux qui sont capables d'apporter des idées vraiment nouvelles. Vous éliminez des deux côtés. Tout système de sélection extrêmement sévère est nécessairement normatif. Et une sélection normative est complètement contradictoire avec la notion de créativité. » 6 Rapporter ces propos importe à un moment où certains zélateurs de nos écoles, n'ont de cesse de vouloir rapprocher la recherche artistique de la recherche universitaire et de la soumettre aux mêmes critères d'orthodoxie scientifique. Ainsi que Jean Luc Nancy le soulignait, pourtant, dans son allocution à Nancy en décembre 2005 : il n'y a rien à attendre de la recherche artistique. Si elle nous donne quelque chose, ce n'est jamais ce qu'on attendait mais un « plus », une possibilité de monde, un in-attendu qui s'est présenté un jour, au détour d'une pensée. Mais encore fallait-il accepter de perdre son chemin et sauter sur l'occasion. Pierre Joliot, Georges Dumézil qui parlait 35 langues, Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, savent qu'entre un itinéraire fixé au départ et le chemin réellement parcouru, il y a un monde, celui de l'exploration, celui qu'a creusé l'imprévisible et rendu possible l'émergence d'une pensée nouvelle. Aucun d'eux n'a honte des termes de jeu, de tâtonnement, d'incertitude ni même d'erreur qui fait partie intégrante des risques encourus ; Frank Popper n'a-t-il érigé le principe de falsifiabilité comme critère de validité de l'expérience ? Alors pourquoi la création artistique qui d'emblée accepte cette dimension périlleuse de l'inconnu, de l'accident, - si précieuse, si singulière pour les chercheurs des autres disciplines, rencontre-t-elle tant de difficultés à s'assumer comme recherche sur son propre territoire - au point de s'excuser de ne pas répondre aux critères de contrôle qui ne sont pas les siens - ? Attentive à cette question, ces temps-ci, nous avons encore relevé dans un entretien, que Mireille Delmas Marty, professeure au collège de France accordait au monde, le recours aux formes artistiques qui, dit-elle, lui était nécessaire de faire quand elle se sentait prisonnière de la technicité des textes et des commentaires juridiques : « Pour me placer ainsi à l'extérieur, j'ai effectivement besoin d'auteurs non juristes, ou d'images, ou de structures musicales. Pour libérer les forces imaginantes, il me faut ce décalage. Je suis convaincue qu'il est vital. Les leçons de Paul Klee au Bauhaus ou les compositions de Pierre Boulez par exemple, m'ouvrent une sorte d'horizon possible pour imaginer des figures juridiques à géométrie variable et à plusieurs vitesses, qui peuvent paraître utopiques mais sont sans doute nécessaires » 7
Ces propos tenus par des professeurs du Collège de France ne sont pas cités ici sans dessein. Ne faisant pas seulement un usage métaphorique et rhétorique de l'art, le Collège vient de créer une chaire de création artistique inaugurée par l'architecte Christian de Portzamparc, le 2 février 2006. A cette chaire se succéderont, chaque année, des créateurs issus de différents champs de l'art : architecture, musique, cinémas, danse... L'idée d'une chaire tournante, déjà inaugurée pour les chaires européennes et internationales, répond au souci avoué de ne pas faire peser sur les artistes une charge d'enseignement pendant une durée trop longue, et au motif économique non avoué, de ne pas grever les budgets des ministères à qui incombe le financement de la chaire artistique. Sait-on que le ministère de la culture qui, avec le ministère de la recherche, devait co-financer la chaire de création artistique, s'est défaussé ! On voit mal dans ces conditions comment plusieurs chaires pour les arts verraient le jour ! On notera également que dans un milieu de chercheurs d'excellence, la création artistique a d'emblée sa place. Et cette hospitalité ne s'étaye pas sur des calibrages de diplôme. Plus de passage obligé par le doctorat, l'habilitation... Qu'il s'agisse d' « une recherche entrain de se faire », suffit. Paul Valéry a été titulaire au Collège de France, son passage a laissé des traces notamment cette expression pour caractériser la recherche vivante. Ainsi avons-nous 8 aujourd'hui avec les astrophysiciens, les chimistes, les généticiens... un concept en partage : celui de poïétique . Emprunté à Aristote 9, ce mot a été repris par le philosophe et poète pour distinguer l'esthétique de la poïétique, ce qui ce qui est en cours - l'art en train de se faire - des oeuvres achevées. Mais ce sur quoi il importe de porter l'attention n'est pas tant sur le produit en gestation que sur la gestation elle même. La poïetique est la science de la production, dit le Stagirite, qui la distingue de la techne , un ensemble de procédés applicables à des cas semblables. En fait elle est les deux : techne et dynamis, art et puissance, répondant aux deux composantes du faire : processus et oeuvre réalisée. En tant qu'action immanente elle participe de l'expérience, en tant que connaissance de l'universel. C'est encore à cette poïesis que recourt Heidegger, dans son essai sur la technique, pour démarquer l' « arraisonnement » technique qui, superposant finalité et moyen, occulte son propre fonctionnement et obère notre avenir, de la pro-duction, poïetique, dont le processus à l'oeuvre reste toujours accessible au questionnement - qui n'est donc pas seulement un moyen mais « un mode de dévoilement » 10. Ainsi la part commune à la création artiste et aux sciences dites fondamentales : mathématique, physique, biologie... est bien une conception de la recherche ou plutôt une recherche dont la préoccupation principale est de produire de la pensée, c'est-à-dire d'expérimenter des formes conceptuelles.
Alors on l'aura compris, si la création artistique, rencontre des obstacles pour exister en tant que telle au sein de l'enseignement supérieur, ce n'est pas à cause de ce qu'elle entreprend, ce n'est pas parce qu'elle préfère la recherche processuelle aux recherches-programmes, mais c'est parce qu'une volonté susceptible de la porter ne s'est pas encore trouvée. Puissent ces « Assises » être le nouveau support de cette détermination.
le 7 mars 2006
-1Ce sont les premiers mots de la Leçon inaugurale de Christian de Portzamparc au Collège de France, premier titulaire de la Chaire de création artistique le 2 février 2006
-2Pierre Joliot, La recherche passionnément , ed.Odile Jacob, 2001 p.208
-3 Voir le B.O n°7, 13 juillet 2000, spécial
-4cf : Avant projet de Loi d'Orientation et de Programmation pour la Recherche Titre II, chapitre 2, qui sera voté le 7 mars 2006
-6 Pierre Joliot, France Culture, 16 janvier 2006.
-7le Monde du 17 février 2006 article de Roger Pol Droit, p.12
-8 Jacques Imbert Inspecteur général aux enseignements artistiques à la DAP avait, heureusement utilisé,ce concept dans son rapport sur l'enseignement et la recherche en 1998
-9Aristote, Métaphysique A, 2, 982
-10Heidegger, La question de la technique, ed. Gallimard 1969, p.17-18